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"Jacques Cujas 1522-2022", conférences organisées par le CTHDIP
"Jacques Cujas 1522-2022", conférences organisées par le CTHDIP
le 8 décembre 2022
Jacques Cujas et son rôle dans la divulgation de la connaissance du grec parmi les juristes de son époque, conférence de Laurens Winkel, professor emeritus, Erasmus Universiteit, Rotterdam
Cujas : une statue pour deux villes et deux statues pour une ville, conférence de Jacqueline Lalouette*, professeure émérite d'histoire contemporaine, membre honoraire de l'Institut universitaire de France
"Ce titre qui peut sembler énigmatique se rapporte à l’effigie sculptée de Cujas à Toulouse et à Paris.
La statue que se partagèrent deux villes est celle que conçut Achille Valois dans un contexte d’ailleurs compliqué puisque ce sculpteur avait tout d’abord reçu une commande non pour représenter le « prince des juristes », mais pour rendre hommage au duc d’Angoulême et glorifier le succès de l’expédition d’Espagne (1823) qui rétablit la monarchie absolue dans la péninsule ibérique au bénéfice de Ferdinand VII. En 1830, ce monument était encore à l’état de maquette d’argile. La Révolution de Juillet le rendit caduque – car il était impossible d’honorer le fils de Charles X sous Louis-Philippe et les mérites de la monarchie absolue ne pouvaient être vantés sous le règne de « roi-citoyen » – et, après de longues hésitations, les édiles toulousains décidèrent de lui substituer l’image de Jacques Cujas. Exposée en plâtre au salon de 1837, en bronze à celui de 1838, l’œuvre d’Achille Valois arriva à Toulouse en 1840, où elle ne fut inaugurée, sur la place de la Viguerie (ultérieurement amalgamée à la place du Salin), qu’en 1850. Si le bronze gagna les rives de la Garonne, le plâtre, quant à lui, demeura à Paris et prit place vers 1870 au pied de l’escalier d’honneur de la faculté de Droit. Les circonstances de cette installation sont inconnues. Selon une hypothèse probable, elle aurait pi être liée à la mort du sculpteur, en 1862, et à la dispersion des œuvres conservées dans son atelier : quel autre endroit aurait été plus approprié pour honorer le grand Cujas ? C’est donc bien la même effigie, en plâtre et en bronze, qui rappelle le souvenir de celui-ci dans un espace public clos dans la capitale et un espace public ouvert à Toulouse. L’expression « une statue pour deux villes » ne désigne donc pas la concrétude de l’œuvre – puisqu’il y a bien deux objets sculptés –, mais l’unité de représentation de Cujas, dont les qualités esthétiques et conceptuelles furent d’ailleurs discutées.
Deux statues pour une ville » : cette expression renvoie à un autre moment, de triste mémoire, de notre histoire nationale. En octobre 1941, une loi de l’État français ordonna, sous certaines réserves, la refonte des statues de bronze. Le choix des œuvres devant être soit refondues soit préservées fut confié à des commissions ad hoc. A Toulouse, onze œuvres, dont quatre de « grands hommes » (selon l’expression consacrée), Jacques Cujas, Auguste Fourès, Jean Jaurès et Armand Silvestre furent condamnées à disparaître. La loi prévoyait qu’un moulage de certaines statues condamnées pouvait être effectué, grâce auquel de nouvelles statues, en pierre, seraient réalisées. Sur l’insistance de l’Académie de Législation de Toulouse, dont le secrétaire perpétuel était alors le professeur Étienne Perreau, le Cujas de Valois fut bien moulé, mais le sculpteur désigné pour une nouvelle statue, Albert de Jaeger, n’en tint pas compte et conçut son propre Cujas, plus grand, plus hiératique et privé des gros volumes que Valois avait placés sur une cuisse et sous un pied de Cujas, ou encore derrière lui. Sans doute un peu avant ou un peu après la Libération, ce nouveau Cujas fut installé place du Salin, sur le piédestal d’origine qui n’avait pas été retiré, à une date inconnue ; il y demeura jusqu’en 1994, date à laquelle fut inaugurée une statue en « bronze-résine » réalisée à partir du moulage de 1942. Vandalisée quatre jours plus tard, cette nouvelle effigie fut immédiatement restaurée et le fut encore en 2018 pour remédier aux dommages provoqués par les intempéries et la pollution.
Quant à la statue de Jaeger, elle fut transférée dans les Ateliers de restauration de la Ville de Toulouse où, placée à l’air libre dans une sorte de courette, elle se couvrit progressivement de lichens, de mousses et de croûtes noirâtres (mais elle aurait connu le même sort place des Salins). Les recherches lancées à l’occasion du colloque Cujas organisé par le Collège de France en 2022 ont attiré l’attention sur cette œuvre délaissée et Gilbert Cousteaux, magistrat honoraire, conçut l’idée de la mettre à l’abri dans un lieu où elle serait protégée, le Palais de Justice paraissant alors tout indiqué. Ce transfert s’avéra irréalisable pour des raisons matérielles et financières et c’est dans l’ancien cloître des Chartreux inclus dans la nouvelle faculté de Droit de Toulouse que le Cujas jaegérien a pris pied au mois de novembre 2022. Matériellement, il y eut ainsi successivement trois statues de Cujas à Toulouse (Valois, Jaeger, Valois), mais, si l’on se rapporte à l’unité de l’effigie, il n’y en eut que deux."
Jacqueline Lalouette
*Jacqueline Lalouette est professeur émérite de l’Université de Lille 3 et membre senior honoraire de l’Institut universitaire de France. Ses recherches se rapportent à l’histoire de la Libre Pensée et de l’anticléricalisme, à l’histoire de la séparation des Églises et de l’État et à la laïcité. Elle a également consacré des travaux à la Belle Époque, à l’histoire des jours fériés, à l’assassinat et à la gloire posthume de Jean Jaurès. Elle s’est ensuite consacrée à la statuaire publique avec Un peuple de statues. La célébration des grands hommes (France. 1801-2018), et Les statues de la discorde, ouvrages respectivement publiés en 2018 et 2021. Elle travaille actuellement sur L’identité républicaine de la France (ouvrage à paraître chez Fayard en 2023) et sur Les emblèmes de la République (ouvrage à paraître chez Passés/composés en 2024).
« La non réception du romaniste à Toulouse. Encore l’affaire Cujas », conférence de Xavier Prévost*, professeur à l'université de Bordeaux, membre junior de l'Institut universitaire de France
"Né en 1522 à Toulouse, Jacques Cujas y fait l’intégralité de ses études. À partir de 1547, alors qu’il prépare son doctorat, il est recruté comme « hallebardier » par l’université toulousaine qui le charge d’un cours sur les Institutes de Justinien. Avec ce cours introductif laissé à des enseignants de second rang qui ne sont pas encore professeurs, Cujas se fait remarquer grâce à ses nouveautés méthodologiques. Elles attirent à lui de nombreux étudiants et lui valent ses premiers éloges de la part de certains régents. Devenu docteur en droit, il semble promis à l’obtention d’une chaire de professeur à la suite de la résignation en sa faveur de Corbeyrand Fabri (dit Massabrac) en 1553. C’était sans compter sur ses concurrents, qui portent la contestation sur le terrain judiciaire. Un long conflit s’ouvre alors devant le parlement de Toulouse pour désigner le successeur de Fabri à sa chaire de droit romain. Celle-ci revient finalement à Étienne Forcadel en 1557. Les soubresauts de la procédure éloignent Cujas de Toulouse dès 1554. L’incertitude du recours devant le parlement le pousse à accepter le poste de docteur-régent que lui offre l’université voisine de Cahors. C’est le début d’une carrière ascensionnelle – et itinérante – de professeur de droit romain, qui a conduit Cujas à enseigner dans les universités de Bourges (par trois fois), de Valence (par deux fois), de Turin et même de Paris, mais plus jamais de Toulouse, sa ville de naissance et d’étude.
L’épisode – connu sous le nom d’affaire Cujas – est célèbre et bien documenté, tant il a fait couler d’encre depuis que Cujas est devenu l’un des plus influents jurisconsultes français. Très rapidement la gloire de l’humaniste est telle que l’université toulousaine essaie de le faire revenir dans sa faculté d’origine (sans jamais donc y être parvenu). Après la mort de Cujas, Toulouse s’empare de sa figure pour entretenir sa mémoire posthume, à défaut d’avoir pu bénéficier des cours du docteur-régent de son vivant. Cela semble d’autant plus nécessaire que l’opinion selon laquelle Toulouse aurait rejeté son prodige ne cesse de se développer. Elle atteint son point culminant durant la première moitié du xixe siècle, où les publications pour défendre Toulouse ou, au contraire, critiquer son aveuglement se multiplient. Dans le contexte de rédaction des histoires locales autour de la figure des grands hommes – auxquels on érige des monuments tout en baptisant des places et des rues de leur nom – l’enjeu est d’importance pour toutes les villes qui ont vu passer Cujas et qui cherchent à profiter de sa gloire passée. L’attitude de la cité capitoline envers l’humaniste passionne l’historiographie pendant des décennies et se retrouve encore au cœur de certaines publications du xxe siècle.
Cette controverse, qui pourrait n’apparaître que comme un point secondaire pour l’histoire du droit, est toutefois révélatrice des tensions à l’œuvre dans ce champ disciplinaire. La manière dont sont présentés les différents protagonistes de l’affaire (Cujas lui-même évidemment, mais aussi Étienne Forcadel et les institutions toulousaines) surjoue l’opposition entre traditionalistes et novateurs à la Renaissance, mais révèle également les fractures de l’université aux xixe et xxe siècles. On y décèle notamment des divergences méthodologiques quant à l’étude historique du droit. L’importance de la question s’aperçoit d’ailleurs à travers les auteurs qui s’y intéressent. Certains sont des figures centrales de la discipline : il suffit de citer Friedrich Carl von Savigny ou Paul Frédéric Girard. Étudier l’affaire Cujas, c’est donc non seulement essayer de déterminer quelle a été l’attitude de l’université toulousaine à l’égard du jeune docteur en droit au milieu du xvie siècle, mais c’est aussi comprendre la construction de l’histoire du droit comme discipline depuis cette date et, en particulier, à l’époque contemporaine.
Il n’y a donc pas de meilleur lieu – la faculté de droit de Toulouse – et de meilleur moment – le cinquième centenaire de la naissance de Jacques Cujas – pour ajouter une nouvelle page (un épilogue ?) à cette controverse."
*Agrégé des facultés de droit, agrégé d’économie et gestion, archiviste paléographe (diplômé de l’École des chartes), ancien élève de l’École normale supérieure de Cachan, Xavier Prévost est membre junior de l’Institut universitaire de France (promotion 2020) et professeur d’histoire du droit à l’université de Bordeaux, où il appartient à l’Institut de recherche Montesquieu (IRM – UR 7434) et où il préside la section d'histoire du droit.
Ses recherches concernent le droit et les savoirs juridiques à la Renaissance et interrogent, plus particulièrement, l’émergence de la modernité juridique. La plupart de ses travaux concernent l’humanisme juridique du xvie siècle, avec un intérêt spécifique pour Jacques Cujas (1522-1590) auquel il a consacré sa thèse de doctorat, dont il a tiré deux monographies parues en 2015 et 2018. Auteur de nombreux articles relatifs à l’humaniste toulousain, il a coordonné cette année le programme « Jacques Cujas 1522 – 2022 : la fabrique d’un "grand juriste" », constitué de deux expositions – l’une physique et l’autre en ligne – à la Bibliothèque interuniversitaire Cujas (avec Alexandra Gottely) et d’un colloque au Collège de France (avec Alexandra Gottely et Dario Mantovani).